ENQUÊTE:

Donner une personnalité juridique aux fleuves, aux lacs et autres espaces naturels était jusqu’ici plutôt réservé aux Etats où vivent des populations autochtones. Cette évolution arrive en Europe et provoque de fortes oppositions. Elle bouleverse une vision du monde fondée sur la prééminence de l’être humain sur la planète.

 

C’est un mouvement diffus mais puissant, une révolution à bas bruit amorcée depuis une dizaine d’années, et qui s’étend désormais à une vingtaine de pays. De l’Equateur à l’Ouganda, de l’Inde à la Nouvelle-Zélande, par voie constitutionnelle, législative ou jurisprudentielle, des fleuves, des montagnes, des forêts se voient progressivement reconnaître comme des personnes juridiques, quand ce n’est pas la nature dans son ensemble – la Pachamama (la Terre Mère) – qui est promue sujet de droit. Jusque-là plutôt circonscrite à des régions où vivent des populations autochtones, cette évolution juridique s’est étendue pour la première fois à un pays européen, le 21 septembre 2022, avec le vote par le Sénat espagnol des droits de la Mar Menor, une lagune d’eau salée située sur les bords de la Méditerranée, près de Murcie, en Espagne. Un « premier pas important » qui « montre qu’accorder une personnalité juridique à un écosystème en Europe est possible », estime Maria Teresa Vicente Gimenez, professeure de droit à l’université de Murcia.

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A cet élan international font écho plusieurs initiatives en France, souvent portées par des collectifs d’habitants, pour proclamer et défendre les droits de rivières : le fleuve Tavignano en Corse, la Garonne en Nouvelle-Aquitaine ou la rivière de la Têt dans les Pyrénées-Orientales. Ces revendications s’accompagnent d’une riche production éditoriale, qui en explore les enjeux juridiques (Des droits pour la nature, collectif, Editions Utopia, 2018), les fondements philosophiques (Etre la rivière, Sacha Bourgeois-Gironde, PUF, 2020), les prolongements politiques (Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, Les Liens qui libèrent, 2021), ou encore analyse son efficacité, comme dans l’ouvrage coécrit par les juristes de l’association Notre affaire à tous (Les Droits de la nature. Vers un nouveau paradigme de protection du vivant, Le Pommier, 2022, 468 pages, 24 euros).

Cette mutation se heurte toutefois à de fortes oppositions. L’idée de donner des droits aux entités naturelles est âprement discutée dans les milieux juridiques, où des spécialistes du droit de l’environnement s’inquiètent des risques et dérives qu’elle pourrait entraîner. Certains opposants n’hésitent pas à la comparer aux procès d’animaux du Moyen Age, où l’on condamnait des cochons à la pendaison ou des charançons à l’excommunication pour avoir attaqué des récoltes. Les plus nuancés considèrent qu’il s’agit d’« une mauvaise réponse à une bonne question », selon la formule de l’avocat et professeur de droit de l’environnement Arnaud Gossement.


Des séquoias contre Walt Disney

Si la confrontation semble à ce point radicale, c’est sans doute qu’au-delà de la querelle juridique, les droits de la nature portent en germe une transformation profonde de la pensée, une révolution copernicienne qui bouscule la vision anthropocentrique du monde et ouvre de nouveaux champs de réflexion sur les mutuelles dépendances entre humains et non-humains. En suscitant des expériences inédites de gouvernance des milieux naturels, ils soulèvent au passage des questions démocratiques fondamentales. Comment fonder la légitimité des gardiens ou défenseurs de ces droits ? Peut-on empêcher que n’entrent en concurrence les droits humains et ceux de la nature ? Autour de ces questions se jouent depuis près de cinquante ans des batailles qui opposent des visions du monde profondément différentes, voire irréconciliables.

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C’est aux Etats-Unis que le juriste Christopher Stone élabore, en 1972, la première théorie juridique des droits de la nature dans un texte fondateur, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? (réédité aux éditions Le Passager clandestin, 2022, 192 pages, 15 euros). Les arbres dont il est question sont de vénérables séquoias géants multimillénaires de la Mineral King Valley en Californie, que la compagnie Walt Disney s’apprête alors à supprimer pour construire une station de ski. L’une des principales organisations de défense de l’environnement aux Etats-Unis, le Sierra Club, assigne la firme en justice, mais est déboutée au motif qu’elle ne peut défendre les intérêts des arbres puisque la montagne ne lui appartient pas.

Qu’à cela ne tienne, si l’association n’est pas légitime, les arbres eux-mêmes doivent pouvoir se défendre, estime Christopher Stone, qui propose alors « très sérieusement » d’accorder « des droits légaux aux forêts, aux océans, aux rivières et aux autres objets dits “naturels” de l’environnement – en fait, à l’environnement naturel dans son ensemble ». Pour conforter son projet, il montre que l’attribution des droits relève non pas d’« un décret de la nature », mais d’« une convention juridique ».

« Fiction juridique »

Le juriste s’appuie sur la notion technique de « personnalité morale », créée au XIXe siècle pour les entreprises commerciales. Il suffit de déployer cette « fiction juridique » aux végétaux, aux minéraux ou aux animaux pour ne plus les considérer comme des choses. Alors que Walt Disney renonce finalement à son parc, le plaidoyer de Christopher Stone est repris par l’un des membres de la Cour suprême américaine, le juge William Douglas.

Si cette citation a sans doute participé à la postérité du texte, elle fait pourtant exception. Car, dans les milieux juridiques, la théorie défendue par Christopher Stone suscite plutôt, depuis cinquante ans, de vives résistances. Ceux qui la critiquent, souvent spécialistes du droit de l’environnement, craignent en premier lieu les risques de concurrence entre droits de la nature et droits humains. Ainsi Julien Bétaille, maître de conférences à l’université Toulouse-I-Capitole, dénonce « le paravent technique d’un projet politique antidémocratique. Il est évident que, à partir du moment où des droits sont reconnus à la nature, la question de leur confrontation par rapport à ceux des humains est posée ».

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Le respect des cycles naturels peut-il prévaloir sur les besoins fondamentaux des populations ? Pour les partisans des droits de la nature, la question relève presque du contresens. Loin de s’opposer aux droits humains, les droits de la nature en conditionnent au contraire l’exercice, soulignent-ils. « Il existe une complémentarité entre les deux et, d’ailleurs, c’est la destruction du vivant qui rend impossible aujourd’hui l’exercice de nos libertés individuelles », précise Marine Yzquierdo, juriste à l’association Notre affaire à tous. Les droits de la nature renforcent au contraire les droits humains fondamentaux tels que le droit à un environnement sain ou à une eau potable, affirme-t-elle. Le but n’est donc pas de hiérarchiser les droits mais bien de rechercher un équilibre, « d’établir un juste rapport de force entre les intérêts humains et les besoins essentiels des entités naturelles », précise Marine Calmet, avocate et cofondatrice de l’organisation Wild Legal, une école et un incubateur des droits de la nature.

« Concurrence des droits »

Pour autant, comment trancher en cas de litige ? Ne risque-t-on pas de faire prévaloir un « ordre naturel » fantasmé, « véritable auberge espagnole qui, dans l’histoire, a conduit au pire », selon Julien Bétaille ? « Etre sujet de droit ne signifie pas qu’on a tous les droits, prévient la juriste Marie-Angèle Hermitte, qui a publié dès 2011 un article intitulé « La nature, sujet de droit ? » (Annales. Histoire, sciences sociales, éditions de l’EHESS, 2011). Dans une décision judiciaire, il existe toujours une concurrence des droits, avec des gagnants et des perdants. C’est même le quotidien des juges que de trancher entre les revendications dans un temps donné. La justice peut, dans certains cas, ordonner la destruction de maisons pour rendre son lit à une rivière, et du même coup éviter de nouvelles inondations en cas de crue. Et les mêmes juges peuvent décider, quelques jours plus tard, de laisser EDF refroidir les réacteurs de ses centrales nucléaires en cas de sécheresse, au nom de la sécurité énergétique, même si cela doit réchauffer l’eau des fleuves et décimer les poissons. »

Une autre inquiétude porte sur l’efficacité de ces nouvelles prérogatives, qui n’ont pas suffisamment fait leurs preuves. « Elles sont souvent présentées comme un bouclier pour freiner les projets industriels, voire les arrêter, souligne le professeur de droit Laurent Neyret. Or, jusqu’à présent, dans les pays qui ont reconnu les droits de la Pachamama tel l’Equateur, il n’y a pas eu un mouvement de jurisprudence permettant de stopper toute activité industrielle dans les parcs et forêts. On constate plutôt de la part des juges des décisions prudentes, souvent au niveau des cours supérieures, qui tiennent compte de tous les intérêts en jeu, et où les droits de la Pachamama restent relatifs et sont mis en balance avec le développement industriel et l’économie du pays. »

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Les spécialistes du droit de l’environnement défendent d’autres leviers qu’ils jugent plus opérationnels. Ils passent par le renforcement du droit existant et des moyens pour le faire respecter. « Bien sûr que la protection de l’environnement n’avance pas assez vite, constate Arnaud Gossement. Mais donner des droits à la nature n’est pas une baguette magique. Plutôt que de s’engager dans des débats sans fin, l’urgence absolue de la disparition du vivant nous impose d’accélérer, par exemple en créant une véritable police de l’environnement, une justice et une fiscalité environnementales dignes de ce nom, et en supprimant le soutien aux hydrocarbures. » Pour Laurent Neyret, « l’enjeu actuel est d’appliquer les textes existants, au premier rang desquels la charte de l’environnement qui a valeur constitutionnelle, sans attendre d’accorder des droits à la nature ».

« Maîtres et possesseurs de la nature »

Appliquer strictement le droit de l’environnement ? Les tenants des droits de la nature ne demandent pas mieux, mais cela ne suffira pas, estiment-ils. Si donner une personnalité juridique aux entités naturelles leur semble nécessaire, c’est justement pour provoquer une rupture symbolique, déplacer les équilibres, bousculer les représentations et en finir avec « une vision utilitariste et dominatrice de la nature », précise Marine Calmet.

Car, au-delà de la querelle juridique, c’est la place de l’humain au sommet de la pyramide des vivants qui est en cause, et avec elle une vision du monde profondément ancrée en Occident. Déjà présente dans la Bible et dans l’Antiquité, où la summa divisio du droit romain distingue strictement les personnes et les choses, cette vision a été réaffirmée à partir de l’époque moderne avec le développement des sciences et techniques, et l’idée qu’elles pouvaient « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », selon la formule du philosophe René Descartes. Un héritage qui, à partir du XIXe siècle, est inscrit dans le code civil avec la définition de la propriété privée.

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« Comme toutes nos institutions, notre droit n’est pas neutre, il est largement conditionné par cette vision du monde dont il est l’héritier », estime la philosophe Sophie Gosselin, qui a publié le 21 octobre La Condition terrestre. Habiter la Terre en communs (Seuil, 2022, 432 pages, 22,50 euros). Il est « marqué par une relation traditionnellement patrimoniale et productiviste à la nature », confirme Marine Calmet, dans laquelle les humains peuvent disposer des ressources à partir du moment où elles leur appartiennent. Le code civil soumet les animaux au régime des biens, de même que le code de l’environnement considère les forêts et les rivières comme des milieux productifs et un patrimoine de ressources exploitables. Dans ce contexte, le respect des limites planétaires relève de la responsabilité humaine, dans le cadre d’un « droit de l’environnement qui institue des droits à polluer sous réserve de ne pas dépasser certains seuils », constate Marine Yzquierdo.

Cette relation semble toutefois avoir atteint ses limites. « C’est en tout cas ce que la crise écologique nous révèle, par l’entrée fracassante et éruptive des “autres qu’humains” dans l’arène politique, note Sophie Gosselin. Avec le réchauffement climatique et ses aléas meurtriers, nous sommes en train d’éprouver notre propre vulnérabilité et l’impasse dans laquelle nous sommes. »

Mutuelles dépendances

Or d’autres visions existent, souvent portées par des populations autochtones qui revendiquent une relation particulière aux éléments naturels, et se sont longtemps battues contre le droit occidental pour la défendre. Dans de nombreuses cultures, l’humain n’est pas au-dessus de la nature mais en fait partie comme d’un tout, relié aux autres éléments par de mutuelles et vitales dépendances. Ces cosmologies inspirent souvent les Etats ayant reconnu la personnalité juridique d’éléments naturels, par exemple le fleuve Atrato en Colombie ou la rivière Magpie au Canada.

En Nouvelle-Zélande, la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Whanganui, en 2017, est intervenue après cent cinquante ans de luttes des populations maories pour faire valoir la relation singulière qu’elles cultivent avec la rivière. « Nous sommes intimement reliés à l’eau de la rivière qui traverse notre corps, nous sommes la rivière », explique la Néo-Zélandaise Erena Rangimarie Omaki Ransfield Rhöse, issue de la tribu maorie et membre du groupe « Harmonie avec la nature » des Nations unies. Elle rappelle qu’ « en maori, il n’y a pas de mot pour dire “la nature”, on utilise le terme “Terre Mère” ».

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Faut-il transposer cette vision du monde dans les sociétés occidentales ? Laurent Neyret n’y est pas favorable. « Reconnaître le statut de personne à la nature représente un levier très intéressant lorsque ce projet est connecté à une réalité culturelle et nationale et qu’il existe un rapport matriciel de l’humain avec son milieu de vie, souvent de l’ordre du sacré », observe-t-il. Pour le professeur de droit de l’environnement, cependant, vouloir importer ces dispositifs dans un système juridique occidental « s’apparente à une acculturation forcée qui manque de sens pour l’instant ».

« Animisme juridique »

Aux yeux de Marie-Angèle Hermitte, au contraire, la transposition est déjà en partie une réalité. La tradition occidentale est en effet battue en brèche depuis une quarantaine d’années par l’évolution des connaissances biologiques et anthropologiques. En dévoilant la richesse des interactions vitales entre humains et non-humains, de nombreux travaux ont remis en cause le fait de considérer la nature comme une ressource et un objet d’appropriation. Il n’est donc pas nécessaire d’appartenir à une communauté autochtone pour faire l’expérience de ce que la juriste définit comme un « animisme scientifique ».

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Face aux dégâts souvent irréversibles de l’industrialisation sur les milieux de vie, « le législateur et le juge tendent de plus en plus à prendre en compte les besoins des différentes espèces vivantes et des écosystèmes, ouvrant la voie à une forme de personnification des entités naturelles dans le droit français », assure-t-elle. La juriste a développé la notion d’« animisme juridique » et propose de créer, pour les éléments naturels, une nouvelle catégorie, distincte à la fois des objets, des personnes physiques (les humains) et des personnes morales (associations et entreprises).  « Le droit occidental peut encore évoluer puisqu’il l’a déjà fait », affirme-t-elle.

Communes bretonnes indemnisées

« Pour partie au moins, le droit français et européen reconnaît déjà les droits de la nature à être indemnisée quand on lui porte atteinte », confirme l’avocate spécialisée et ancienne ministre Corinne Lepage. Le principal tournant, en France, date de la marée noire de l’Erika en 1999, lorsque la Cour de cassation a indemnisé les communes bretonnes, non seulement pour les dépenses qu’elles avaient engagées, mais aussi pour l’atteinte portée au milieu marin de l’estran situé sur leur territoire. De même, la Ligue de protection des oiseaux (LPO) a pu faire reconnaître le préjudice des oiseaux morts, ouvrant la voie à l’obligation de « réparation du préjudice écologique », inscrite dans la loi sur la biodiversité de 2016 et qui reconnaît les atteintes portées aux éléments naturels, non pas en fonction des services qu’ils rendent aux humains, mais pour eux-mêmes.

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Faut-il aller plus loin ? Corinne Lepage n’en est pas convaincue. « Aujourd’hui, ce sont les associations qui peuvent agir en justice, ou les collectivités territoriales sur leur propre territoire. Mais, demain, qui serait autorisé à représenter les droits d’un fleuve ou d’une forêt ? », se demande l’ancienne députée européenne écologiste. L’enjeu, cette fois, est politique. Attribuer des droits aux fleuves et aux montagnes soulève de délicates questions démocratiques. Puisque ni les uns ni les autres ne pourront venir plaider, comment les représenter devant un tribunal ? A qui confier le soin de défendre leurs droits, sans craindre de les trahir ou de les instrumentaliser ? « Il est hors de question de confier cette mission aux Etats qui ne peuvent jouer le rôle de garant, car ils auront toujours mieux à défendre », constate Corinne Lepage.

Doit-on alors s’inspirer du modèle néo-zélandais, où des gardiens sont chargés de faire respecter les droits du fleuve Whanganui ? L’un des deux représentants du fleuve est issu du peuple maori, l’autre du gouvernement. « Dans des territoires habités par des peuples autochtones, il y a une évidence politique à confier cette mission à la tribu la plus liée à la rivière, estime Marie-Angèle Hermitte. Mais, en France métropolitaine, il n’existe pas d’évidence. Il nous faut donc construire cette notion de gardien. »

« Assemblée des relations »

Accorder des droits aux entités naturelles revient donc à imaginer de nouvelles représentations, des expériences de gouvernance inédites. Il s’agit d’« amorcer une révolution démocratique, dans laquelle des instances ou des procédures sont définies pour représenter les intérêts non humains », explique Marine Calmet. « Ceux qui ont des relations avec des arbres pourront agir en leur nom », préconisait déjà, dans les années 1970, le juge Douglas, celui-là même qui avait publié une opinion minoritaire favorable au texte de Christopher Stone. Rappelant cet épisode, la philosophe Catherine Larrère envisage de son côté « une assemblée des relations et des attachements des humains avec les vivants et les non-vivants ».

En 2019, les auditions du parlement de Loire ont ouvert la voie en France en réunissant à la fois des experts – juristes, anthropologues, biologistes, philosophes… –, des représentants officiels, des collectifs de riverains et d’usagers – pêcheurs, agriculteurs –, des associations environnementales, et des artistes, « ces traducteurs indispensables pour faire entendre un autre récit du fleuve », selon Marie-Angèle Hermitte.

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En Corse, ce sont des citoyens qui ont promulgué la déclaration des droits du fleuve Tavignano, réunis dans un collectif regroupant des associations environnementales et soutenu par la ville de Bastia, la Collectivité de Corse et plusieurs élus locaux.  « Comme l’explique Jean-François Bernardini, président de la Fondation de Corse Umani, les habitants y tutoient les rivières, qui ne sont pas considérées comme des objets ou des marchandises, mais comme des compagnes de vie, souligne Marine Yzquierdo. La notion de gardien n’est donc pas déconnectée de la réalité occidentale. »

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Pour la philosophe Sophie Gosselin, ces initiatives montrent qu’on peut « imaginer des espaces politiques à partir des milieux de vie et non plus en référence à des découpages administratifs officiels. Un peu partout, de nouvelles institutions sont en train d’émerger, qui regroupent celles et ceux qui se sentent attachés à un territoire. Elles obligent les institutions existantes à se transformer pour intégrer la perspective des non-humains à partir de la relation qui les lie aux habitants. »

Autour de la Mar Menor ravagée par la prolifération des algues, tout citoyen peut désormais intenter une action en justice pour protéger la lagune ; des gardiens organisés en trois comités, avec en leur sein des représentants du gouvernement, de la vie économique, des associations environnementales et de quartier, sont chargés de veiller sur ses intérêts. Reste à savoir si ces nouveaux droits réussiront à protéger le bras de mer plus efficacement qu’il ne l’a été jusqu’à présent, favorisant de nouveaux équilibres entre les humains et leurs milieux de vie.

« La Condition terrestre. Habiter la Terre en communs » : un essai qui invite à « basculement politique et existentiel »

Nous pensions marcher sur la terre ferme et voilà que nous chavirons, bousculés et éprouvés par les crises qui affectent notre planète. Comment repenser notre façon d’être au monde quand des siècles de modernité nous ont conduits à exploiter la Terre plutôt qu’à l’habiter ? Les philosophes Sophie Gosselin et David Gé Bartoli nous invitent à un « basculement politique et existentiel » dans cet essai dense et alerte qui explore d’autres façons de penser les relations entre tous ceux, humains ou non, habitant un même territoire de vie.

Des berges de la rivière Whanganui, en Nouvelle-Zélande, à celles du fleuve Elwha, aux Etats-Unis, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à la résistance zapatiste du Chiapas mexicain, ils nous entraînent à la découverte d’inventions institutionnelles et d’espaces politiques inédits, élargis à l’ensemble de ceux, humains et « autres qu’humains », qui partagent la même « condition terrestre ». Car c’est dans la reconnaissance de cette commune appartenance à la Terre que pourra renaître la possibilité de mondes habitables.

Un article de Claire Legros.

Journal "le monde" 22 octobre 2022