Durance, rivière assassinée

Jean Claude Barbier nous a fait parvenir un texte relatif à la Durance, rivière assassinée, que nous vous proposons. 

Nous nous permettrons dans les prochains jours de compléter par nos commentaires (et peut être les votres). 

 

SOS DURANCE VIVANTE est ouverte à tous, pourvu que le bien être de notre rivière soit notre but commun.

 

A l'origine grand fleuve alpin, aujourd'hui ruisselet perdu dans ses iscles. Comment la Durance en-est-elle arrivée là ? Comment imaginer qu'elle fut navigable, qu'elle fut remontée par des bateaux halés jusqu'au port de l'Escale, près de Sisteron, à l'époque romaine, et qu'elle fut jusqu'au XIXe siècle descendue par des radeliers ? Dévastée vous dites ? Non ! Dépouillée, dénudée, pillée, torturée, violée, assassinée, voilà ce qui lui est arrivé à la Durance. Has been ! Et pourtant, encore vivante. Déchéance, renaissance peut-être, feuilletons les métamorphoses de la Durance !

L’histoire de la Durance est celle de la dévastation d’un fleuve - je dis bien d’un fleuve - par la nature et les hommes. La nature l’a d’abord dépouillée de son existence de fleuve, car c’était un fleuve, il y a douze millions d’années, un grand fleuve ravageur, diable au corps, un grand troupeau qui sculptait dans son premier delta les bornes des Mées, et poursuivait au grand galop cette mer que la montagne déferlante refoulait en arrière. Paléo-Durance, paléo-géante, paléo-furie ! Transhumante, indépendante, la Durance primitive coulait dru et se jetait dans la mer. Et puis, à trop rouler de montagnes, à trop faire l’apprentie sorcière, son delta de Crau, s’est obstrué, et elle dut se rabattre sur le Rhône du côté d'Avignon, profitant du couloir de Lamanon fraîchement effondré, comme une jeune chienne épuisée par sa fougue. Première déchéance avec les temps géologiques : le fleuve est assassiné par la nature elle-même, réduit à l'état de rivière !

Mais elle gardait du caractère, du chien, de la folie ! Ses coups de gueule, ses durançades étaient redoutés des hommes qui la traitaient de tous les noms : "la mauvaise", comme une mauvaise mère qui repousse ses enfants, voire les dévore, ou encore "la rapide", toujours en course folle tourneboulant les radeliers qui osaient la chevaucher, ou encore "celle qui ramasse tout sur son passage", chargée de troncs de chênes et de lambeaux de montagne, et toujours "l’indomptable aux rives incertaines", prête à déborder, dévaster, détruire. L'assassineuse, quoi ! Le troisième fléau de la Provence, c'était elle, après le mistral et le Parlement. Malheur à ceux qui l’approchaient de trop près, malheur à ceux qui voulaient la traverser sur les bacs, ils n’étaient jamais certains d’atteindre l’autre rive, malheur à ceux qui voulaient la naviguer, ils n’étaient jamais certains d’atteindre le port. Torrent elle était, torrentielle elle restait. Descendant de deux mille mètres sur trois cents kilomètres, elle ne manque pas d'élan vital. Quelle énergie, quelle force ! Les hommes gîtaient loin d’elle sur les hauteurs, de peur de ses ruades. Mais ils avaient besoin d’elle, des voies de communication qu’elle ouvrait, comme la voie domitienne, pour les marchands, les troupeaux transhumants, pour les voyageurs, les colporteurs, les pèlerins allant à Rome ou Compostelle. Ils avaient besoin de sa force pour descendre par flottage ou radelage les bois de Boscodon, les tonneaux et la laine des moutons, de ses chemins de halage pour les échanges entre la mer et la montagne. Ils avaient besoin d'elle pour le vin et le sel de Berre. Et les bergers y cueillaient la variolite pour guérir les maladies des moutons. Dans le couloir entre la haute et la basse Durance circulaient, dans les deux sens, les biens et les bras. Les gavots descendaient moissonner et remontaient chez eux, au fil de la saison. Au long des siècles, les gens de la Durance tentèrent de l’approcher, de l’amadouer. Pendant deux mille ans, avec leurs modestes moyens d’hommes du passé, ils essayèrent de se la concilier, avec des prières, des oratoires, des chapelles, avec leurs bras et leurs bouts de ficelle, avec des processions, avec leurs bêtes de somme - les fameux mulets de Seyne - , avec rien quoi, rien de sérieux au regard de sa puissance. Elle restait invaincue. Elle ne pouvait pas déchoir une seconde fois, bien campée dans son orgueil d’Amazone de Provence.

Et puis vinrent les temps dits modernes, le temps des ponts et de l’exploitation, le temps où il fallait à tout prix se rendre maître de la nature. Brusquement, la fugueuse est matée, la mère nourricière est pompée. Durance, porteuse d’eau pour la Provence, porteuse d’or, arbre de vie, crache donc ton énergie, cria l’homme moderne avec sa furie industrielle ! Tout le monde a besoin de toi ! Et ça y va, barrages, canaux, centrales électriques, autoroutes, hardi petit. Ils te la barrent pour régulariser son cours, te la dévient pour abreuver les hommes, te la dispersent pour asperger les fruitiers, te la turbinent pour faire marcher les usines, éclairer villes et villages, te la confinent en couloir pour faire place au torrent des voitures, te la réduisent en ruisseau et s’en servent finalement de tout à l’égout. Plus question de naviguer, il y a le chemin de fer pour transporter, il y a mieux à en tirer. Certes, l’indomptable est domptée, domestiquée, elle devient source d’abondance. Mais au prix de quel massacre ? Maintenant c’est elle, la bête de somme ! Elle ne dévaste plus, c’est elle qui est dévastée ! Polluée, saignée, anéantie, peuplée de truites au plomb et d'invisibles chimies, elle est même chlorée dans sa nappe souterraine ! Morte parce que trop vive, la voilà belle et bien morte, la providence de la Provence, exsangue la mère trop nourricière où chacun puise selon ses intérêts, dans son flot renouvelable. Entre Sisteron et l’Escale, elle coule comme une rivière d'apparence normale. Puis embuscades, barrages, envasement, détournement, plus rien d'une rivière. Elle part en tresses, en lambeaux ! Elle disparaît pour être vendue sur les trottoirs de l’utilité. Avis de recherche inutile ! Maquillée d'iscles alluvionnaires, elle est méconnaissable. Etouffée, asphyxiée, la belle a disparu, évaporée ! Elle n'est plus qu'un champ de cailloux, une crau où serpentent des eaux tortes. Sans crue, plus rien de sa vie ne se renouvelle, les poissons disparaissent. Le grand fleuve d'eaux vives est devenu une rivière qui meurt de soif, une rivière assassinée ! Deuxième déchéance, avec les temps industriels, la rivière disparait sous les coups de l'homo predator.

Durance, hier, grand voyage d'immenses troupeaux d'écumes transhumant vers des pâtures de vagues, aujourd'hui va-nu-pieds de rivière, pauvre roumérage de galets errant dans un lit trop grand. Tu n'as pas perdu ton chemin, tu es absente de ton chemin ! Voilà ce qu’on a fait de la belle sauvageonne : une vieille aux pieds enchiffonnés, une noce dépenaillée où virevoltent des guêpiers, un squelette dansant avec les cormorans. Finies l'eau vive et sa musique. Misère ! Tu étais un haut lieu vivant, tu es devenue un non lieu ! Tu as perdu ta voix. Ton nom est synonyme de l'absence, du vide et du silence. Maintenant, quand on veut représenter la Durance, on montre une avenue de galets parsemée de coquelicots ! Misère ! La Durance est un fantôme ! On ne sait même plus où elle se jette ; un canal la dérive sur l’étang de Berre, par où elle retrouve la mer ! On lui a laissé un filet d’eau symbolique, en souvenir de son passé de fleuve et de rivière. Ci-git une rivière, souvenez-vous, mes frères et qu'elle repose en paix. Et les enfants demandent pourquoi on fait de si grands ponts pour enjamber ... des cailloux. Désormais sa vie est ailleurs, éparpillée. Oh ! merveille, quel aménagement réussi, félicitations chers technocrates, modèle parfait d'exploitation. Continuons, continuons et répandons cet exemple dans le monde.

Mais parfois, la sauvageonne se réveille, se rebiffe, beugle à la mort, déborde et se révolte. Durançade ! Il faut toujours craindre "la mauvaise", ses ruades libertaires, ses coups de démence ! Durançade ! Et vlan, l'imprévisible sort de ses gonds, fait sauter les ponts, s'étale de toute sa largeur dans son lit originel où l’on eût l'audace de bâtir. C’est à l’automne ou au printemps qu’elle a des accès de colère. Durançade ! Mais, vite, les ouvrages des hommes la jugulent. Serre-Ponçon et l'Escale régulent. N'ayez crainte, on maîtrise, on maîtrise ! Tout rentre dans l’ordre, on répare, on endigue, l’esclave retourne à la niche. Silence, jusqu’à la prochaine durançade. Car des crues, elle en aura encore, cette eau a l'âme vive !

Cette pauvre défroque est un reflet parfait de l’esprit du XXe siècle, un modèle du divorce entre la nature et les hommes, un modèle de déséquilibre, un modèle d’irrespect, un modèle de réussite qui maquille un échec. Bien sûr les hommes y ont gagné, on ne peut que s’en réjouir, bien sûr la nature y a perdu, on ne peut que s’en plaindre.

Mais quelques voix s’élèvent maintenant : qu’on lui rende un peu de dignité, à cette pauvre Durance. Les pêcheurs sonnent le tocsin, mendient un peu plus d’eau. D’autres les rejoignent : il faudrait laisser passer des crues nettoyeuses, comme par le passé, libérez la Durance. Comme la Loire, laissez-la se lâcher ! La vieille ne veut pas mourir ! Certains excès ont été corrigés. On n’y décharge plus les ordures, l’industrie est sommée de dépolluer ses rejets, les rives sont propres, les castors sont revenus. Comme en Camargue, deux cents espèces d’oiseaux migrateurs viennent y passer l’hiver. Un nouvel esprit, celui du XXIe siècle, plus respectueux de la nature que le précédent, s’affiche et s’affirme peu à peu. Saine réaction, cette nouvelle modernité veut rectifier les outrances du passé. On parle "d’assouplir les contraintes" qui pèsent sur la rivière. On avance l’idée qu’il faudrait tolérer des inondations, la laisser quelques fois divaguer en liberté, contrôlée bien sûr, il n'est pas question de revenir au passé. Restaurer la Durance, comme on restaure un monument historique, quelle belle idée !

Les gens de la Durance se sentent concernés. On prend conscience d’une identité, d’une histoire et d’une destinée communes. Comme l’Egypte est fille du Nil, la Provence est fille de la Durance. Marseille lui doit son eau. Ce n'est pas rien, grâce à elle, la ville n'a plus soif ! Les chevaux fougueux du palais Longchamp le rappellent. Il y a une Provence durancienne, comme il y a une Provence rhodanienne. Elle a des caractères de civilisation qui lui sont propres. Une langue d'abord, qui évolue de haut en bas, tout en restant la même. On parlait, on parle encore, le provençal de Briançon à Avignon, du Queyras au Luberon. L'économie d’échange d'autrefois, entre haute et basse vallée, les migrations de population de la montagne vers le sud, ont créé des liens tout au long du couloir durancien. Il a toujours fonctionné dans les deux sens. Aujourd’hui, la maîtrise de l’eau a développé agriculture (ah, les vergers de la Durance !) et tourisme. Les citadins du sud, nouvelle transhumance, viennent se ressourcer dans les grands espaces à marcher et à skier des Alpes. Une solidarité entre gens d’en haut et gens d’en bas s'esquisse. On pense la complémentarité et les valeurs s'inversent. Ceux des Alpes sont un peu moins "l'arrière-pays" (ah l'horrible expression coloniale !) des pacoulins arriérés, les pauvres ploucs de gavots, et un peu plus les gardiens du sanctuaire, les hommes du haut pays "authentique" (?) à la nature préservée, les précurseurs de la vie saine. Il y aurait beaucoup à dire sur ces nouveaux stéréotypes, teintés de condescendance. Mais le regard a changé. Ceux d'en-haut sont jugés aussi indispensables qu'un poumon.

Pour exprimer ce nouvel état d'esprit, une fois l'an, on fête la Durance. A Embrun, les radeliers reprennent le collier. Et moi le regardaïre de tout ce qui bouge en Provence, j’y vais, à Sisteron, là où, resserrée par un corset de pierre, la Durance ressemble à une vraie rivière. Mais que fête-on quand on fête la Durance ? Une femme desséchée, un squelette qui n’a plus que les os, ou l'Hortense de Giono qui ne se laisse pas capturer ? Quel sens pour cette fête ? Une reconnaissance, un début de renaissance ? En tout cas, c'est un curieux pèlerinage laïc à une sainte oubliée qui inonde le pays de ses bienfaits et dont il ne reste que des reliques ! Mais baste, ne rechignons pas à célébrer une fois l’an celle qui fut un fleuve et le reste dans ses guenilles où brillent encore les reflets de mille sonnailles. Que l’esprit nouveau rende à la Durance sa dignité en retour de ce qu'elle donne. Question de justice et de réciprocité. La Durance est et restera une force et une voie.

Un jour peut-être, écrirai-je un nouveau chapitre, celui d'une nouvelle Durance, d'une Durance ressuscitée …

Jean-Claude Barbier

Extrait de « La voix des hauts lieux », 2011,éd Le champ bleu

 

 

 

Mis en ligne le 2 Décembre 2023

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 La Durance au Puy Sainte Réparade (Bouches du Rhône) Janvier 2020